Qui a le droit de regarder le Québec ?

Ce texte a été publié initialement le 27 juin 2020 sur vsualcultureweekly.wordpress.com.

La semaine dernière, le député du Bloc québécois Alain Therrien a rejeté une motion demandant au gouvernement d’agir pour lutter contre le racisme systémique au sein de la GRC proposée par le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh. Therrien a ensuite fait un geste raciste envers Singh qui l’a à son tour traité de raciste. Le président de la Chambre Anthony Rota a par la suite expulsé Singh des Communes en raison de ses commentaires.

Si cette série d’événements souligne le besoin criant de lutter contre le racisme systémique au sein du Parlement canadien, la façon dont les médias canadiens ont traité le refus de Therrien et la manière dont le Bloc québécois a défendu le député de La Prairie invitent à une réflexion sur ce que Nicholas Mirzoeff appelle « le droit de regard ».

Dans son livre The Right to Look (le droit de regard), Mirzoeff explique que l’acte de regarder a été façonné par des structures coloniales du pouvoir. Avoir le droit de voir et d’être vu.e est essentiel à l’obtention d’une citoyenneté symbolique. On ne parle pas ici de l’obtention d’un passeport, mais plutôt du droit de s’identifier à une nation et d’y appartenir. Le regard dominant, contrôlé et défendu par les pouvoirs institutionnels et politiques, structure la façon dont nous percevons notre monde, notre place au sein de celui-ci, et naturalise les dynamiques de pouvoir coloniales et racistes. Quiconque détient le droit de regarder est donc autorisé.e à définir la « réalité », pour ensuite l’utiliser à son bénéfice.

Pour lutter contre cette dominance visuelle, qui se cache souvent derrière un faux discours d’universalisme humaniste, il faut, selon Mirzeoff, remettre en question le regard imposé et, tôt ou tard, le remplacer à l’aide de « contre-visualités », c’est-à-dire des regards qui diffèrent de la norme. Le droit d’observer la nation depuis une position d’altérité doit être inclus dans tout combat pour la justice sociale et la reconnaissance politique.

À la suite du refus d’Alain Therrien d’appuyer la motion antiraciste, autant les médias canadiens que le Bloc québécois ont rescénarisé le débat pour opposer Jagmeet Singh à un groupe de personnes sans nom et sans visage. Alain Therrien était rarement nommé dans les articles de journaux et peu de photos de lui figuraient dans les médias, on l’appelait souvent simplement « un député du bloc ».

Le Bloc québécois s’est empressé de protéger son député, en envoyant son whip Claude DeBellefeuille et le chef Yves-François Blanchet pour parler en son nom, ne permettant à Therrien de parler qu’à des médias amicaux qui, comme on peut s’y attendre, ne lui poseraient pas de questions trop difficiles. Le Bloc a ensuite fait valoir que les commentaires du chef du NPD s’adressaient à l’ensemble du parti et que, « logiquement », il s’en prenait à tous les Québécois  car, on le sait bien, tous les Québécois sont blancs et séparatistes, bien sûr!

Ce positionnement renforce la façon dont le nationalisme identitaire québécois s’est arrogé l’unique autorité sur le droit de regard. C’est le supposé neutre, l’universel, le filtre à travers lequel la province peut se voir, s’imaginer, parler d’elle-même, et quiconque ose remettre en cause ses fondements est immédiatement aliéné.

Cette idée que la citoyenneté québécoise ne peut être envisagée que dans un discours nationaliste a aussi marqué les célébrations de la fête nationale de cette année. Sous le thème « Unis », le spectacle nous a été présenté comme l’un des plus inclusifs de l’histoire du Québec. Même si c’est vrai, les tentatives d’appels au changement (aussi légères et discutables soient-elles) ont été effectuées soit par le biais de corps blancs cisheteros, soit à l’appui du prétendu discours universaliste humaniste qui se trouve à la base du nationalisme blanc, comme si le nationalisme était la solution, et non la cause.

Nous l’avons vu lorsque Pierre Lapointe a revendiqué une « solidarité sans couleurs », quand David Gaudreault a mentionné les Québécois.es Trans, quand Louis-Jean Cormier et lui ont chanté sur l’égalité raciale en partie « parce que leurs blondes sont noires », quand Christine Beaulieu a remercié les rivières du Québec en plusieurs langues autochtones, ou quand le premier ministre François Legault a affirmé que, en tant que nation, nous avons été « aidé.es » par les Premières Nations, et que plus tard, des gens de partout « se sont joint.es à nous ».

Ce qui ne correspond pas à ce récit national est à la fois aliéné, privé de pouvoir, privé du droit de regard et utilisé au profit du projet nationaliste québécois et au profit de tous ceux qui accusent la politique progressiste de révisionnisme historique, alors qu’ironiquement, comme les exemples que je viens d’énumérer le montrent, le spectacle de la fête nationale est un événement de réécriture de l’histoire. Une fois de plus, les réalités historiques, sociales, culturelles et même démographiques de cette province sont présentées à travers un regard nationaliste blanc et les corps autorisés à porter ce regard sont utilisés comme symboles d’unité et de compréhension. 

Bien que la reconnaissance de la diversité (sous toutes ses formes) au sein de la société québécoise soit un changement très apprécié dans les célébrations traditionnelles de la fête nationale, si elle ne s’accompagne pas d’un changement structurel, d’un engagement envers une meilleure représentation des communautés marginalisées, de la reconnaissance du racisme systémique et du démantèlement du mythe du « Québécois universel », il ne vaut pas mieux que le symbolisme vide d’un policier agenouillé avec des manifestants, ce que les médias de droite québécois accusent constamment les élus fédéraux de faire.

Heureusement, une contre-proposition à la fête nationale a été lancée cette année avec la St-Jeanne de Safia Nolin. Diffusée le 24 juin sur les réseaux sociaux de l’artiste, elle présentait plus de deux heures de performances d’artistes qui ont eu la liberté de participer comme ils/elles le souhaitaient. Les actes comprenaient des lectures de Fabrice Vil, Maïtée Labrecque-Saganash, Manon Massé et Munya; des performances drag de Denim Pussy, Kiara, Aizyssa Baga et Victoire Lovegood, des prestations musicales de De.Ville et Jeremy Dutcher, et de l’humour de Tranna Wintour, pour n’en nommer que quelques-uns.

Le spectacle était un véritable renversement du regard dominant. Tous ceux et celles qui, historiquement, avaient été privé.es de leur droit d’observer le Québec ont riposté. Les invité.e.s ont parlé depuis leurs propres points de vue, on voyait leur corps occuper des espaces traditionnellement québécois, leurs voix étaient libres, ouvertement critiques, personnelles, stimulantes, contradictoires, festives, authentiques, réelles. Comme l’ont décrit les organisatrices et les organisateurs de l’événement, la St-Jeanne a donné à tous ceux qui se sont déjà sentis exclus des célébrations de la St-Jean « un espace où personne n’a à choisir entre son identité et son sentiment d’appartenance au Québec ».

Alors que les élites politiques nationalistes et les institutions nationales du Québec se cachent derrière des notions dépassées d’universalisme et de piètres tentatives de victimisation, Jagmeet Singh et tous ceux qui sont derrière la St-Jeanne contribuent à remettre en question les perspectives dominantes qui ont pendant si longtemps aveuglé plusieurs dans la province. Je tiens à mentionner que j’écris ceci en tant que francophone canadien-français gay blanc qui a vécu exclusivement dans la province de Québec pendant toute sa vie (à Montréal et en région), et être tenu à un niveau de discours plus élevé n’est pas une condamnation à mort, ni un génocide culturel, c’est un défi qui, si nous l’acceptons avec maturité, nous sera très bénéfique à l’avenir.

Il est temps pour tous de revendiquer le droit de nous exprimer depuis nos positions socioculturelles sans qu’on nous menace de révoquer notre citoyenneté symbolique, sans avoir à négocier notre identité et notre appartenance au lieu où nous vivons. Il est temps que tous les Québécois.es se battent pour le droit de regard, le droit à une perspective, le droit de voir et d’être vu.e.

Le droit d’être Québécois.es sans condition.

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